jeudi 25 octobre 2018

LE VRAI MONDE ? Entre le doute et le mépris




THE ROAD NOT TAKEN

Two roads diverged in a yellow wood,
And sorry I could not travel both
And be one traveler, long I stood
And looked down one as far as I could
To where it bent in the undergrowth;

Then took the other, as just as fair,
And having perhaps the better claim,
Because it was grassy and wanted wear;
Though as for that the passing there
Had worn them really about the same,

And both that morning equally lay
In leaves no step had trodden black.
Oh, I kept the first for another day!
Yet knowing how way leads on to way,
I doubted if I should ever come back.

I shall be telling this with a sigh
Somewhere ages and ages hence:
Two roads diverged in a wood, and I—
I took the one less traveled by,
And that has made all the difference.

Robert Frost




Indisposée le 26 septembre dernier, c’est donc le samedi 13 octobre, depuis la première rangée (A-9) de l’Octave-Crémazie, que j’ai assisté à la représentation de LE VRAI MONDE ? de Michel Tremblay. J’ignore si c’est parce que c’était la dernière mais quelle performance de la part de tous les protagonistes de cette pièce magistrale qui fut créée le 15 avril 1987 au Théâtre du Rideau Vert. La mise en scène, signée par nul autre qu’André Brassard, qui a fait partie de l’univers Tremblay pendant kek’temps disons, a fait qu’à eux deux ils ont révolutionné le théâtre québécois. Ils l’ont décortiqué, dépoussiéré, mise à nu, renouvelé de bord en bord. On ne les remerciera jamais assez d’avoir accompli cette mission…possible.

1968

Photo: BANQ

Pour cette version 2018, c’est à la talentueuse Marie-Hélène Gendreau que l’on a passé le flambeau de la révolution. Elle a littéralement mis le feu dans la cabane de cette famille qui avait tant besoin de chaleur. Elle était assisté d'Émile Beauchemin, codirecteur artistique du Théâtre Astronaute, également de JokerJoker



« CLAUDE : Même si chus de bonne foi? / MADELEINE 1 : Tu peux pas être de bonne foi. Parce que t'es pas nous autres… / CLAUDE : C'est là que tu te trompes, maman… Écoute… Veux-tu m'écouter juste un peu? ( Madeleine 1 s'asseoit à côté de Claude.) J'ai toujours eu une grande facilité… à me glisser à l'intérieur des autres. À les sentir. J'fais ça depuis toujours. Vous autres, vous appelez ça de l'espionnage… Moi, j'appelle ça vivre. (…) »


L’histoire du VRAI MONDE ? se déroule en 1965, Claude voit double en écrivant une pièce inspirée des membres de sa famille que constituent son père, sa mère et sa sœur. Oscillant entre la réalité et l’imaginaire, le monde, tel qu'il le voit, est tellement plus vrai lorsqu’il découle de sa plume qu’il fait dire et faire des choses qui auraient dû être dites et faites depuis belle lurette. Sa mère, la première, ne le prend pas du tout, mais la vérité choque dit-on. Quant au père, celui à qui tout est dû, celui qui fait vivre SA famille, il fait face au miroir déformant du narcissisme dans lequel il passe presque tout son temps à y admirer le nombril de SON monde. Le vrai ? Il ne le saura probablement jamais, même si sa fille le critique à cause de ses yeux, comme ceux des autres porcs frais qui la regardent danser dans les bars de la Belle Province, même si sa femme finit par le mettre à la porte, même si son fils lui prodigue avec une éclatante vérité ses égarements en tous genres…

Dans l'abribus, un merle mort
Photo: L.Langlois

PERSONNAGES ET INTERPRÈTES

ALEX, les deux pères de Claude, joués d’une façon on ne peut plus juste par deux de mes préférés : Christian Michaud et Jean-Michel Déry. Avec leurs échanges chargés d’électricité, ils ont tout donné pour que l’on savoure chacune des répliques si bien orchestrées par le maestro Tremblay. Il fallait justement être assis dans la première rangée pour constater à quel point toute la vérité émanait de leur franc jeu. Et cette lueur dans leurs yeux…

Jean-Michel Déry
Christian Michaud

MADELEINE, les deux mères de Claude, empreintes d’une humanité qui ferait trembler d’angoisse le pire des cyniques. Anne-Marie Olivier, enveloppée de cet éternelle chape de brume qui voyage dans son regard troublé/troublant, et Nancy Bernier, viscéralement attachée aux mots qui font mal au cœur, au sexe et à l’âme. De femmes agenouillées, qui ont évolué dans le silence et parfois la honte, à celles qui un soir d’écœurement total se sont levées debout pour prendre la parole par le corps et lui en extirper la peur de ne pas être à la hauteur.

Anne-Marie Olivier et Nancy Bernier

MARIETTE, les deux sœurs de Claude, belles de jour comme de nuit, filles en feu, femmes en fleur, qui dansent aux tables tournantes pour oublier certaines plaisanteries d’un père aux mains un peu trop longues et à la langue bien pendue. Claude Breton-Potvin, impeccable  comme toujours avec sa gestuelle parfaitement adaptée à la conception géniale de ce chef-d’œuvre de la littérature québécoise. Claude, qui était metteure en scène de ce mémorable PROJET BBQ déambulatoire lors du Carrefour International de Théâtre 2017, avait pour double Ariel Charest, qui faisait d’ailleurs partie de ce parcours culino-théâtral dans l’histoire de l’huître empoisonnée d’Isabelle Hubert. L’étincelante Ariel, qui nous avait tant éblouit dans les énergisants MADE IN BEAUTIFUL (LA BELLE PROVINCE) ainsi que dans DOGGY DANS GRAVEL, deux époustouflantes productions du THÉÂTRE KATA, a récidivé encore une fois. Avec cette voix particulièrement puissante, remplie d’émotions de toutes sortes, elle nous a directement renvoyé la lumière camouflée à l’intérieur des souvenirs parfois douloureux d’une enfance qui paraissait pourtant heureuse.

Claude Breton-Potvin et Ariel Charest

Reste CLAUDE, l’écrivain, l’auteur, le frère, le fils, celui qui voit tout et ne dit rien jusqu’au jour où sa mère le lit. Jean-Denis Beaudoin, qui ne cesse de grandir, autant dans son jeu d’acteur que dans celui d’auteur. Comme le peintre joue avec les couleurs pour le tableau parfait, l’auteur joue d’abord avec les mots. Il les forme, les fonde, les met en place, les adossent, puis en ôte pour les replacer, les déplacer, les décomposer, les déchirer, les  brûler. Claude n’a pas de double. Claude est Claude, il est à lui seul LE vrai monde. Et que Jean-Denis ait eu le privilège d’occuper les planches de SON espace ce soir, lui donnera, j’en suis convaincue plus que jamais, une place de choix dans tous les théâtres du monde, comme Michel Tremblay l’a fait.

Jean-Denis Beaudoin

Michel Tremblay, qui ô surprise, nous a fait l’honneur, bouquet de fleurs à la main, d’être parmi les spectateurs du Trident, fidèles ou de passage. De le voir ainsi EN VRAI MONDE, lui, le plus grand dramaturge du Québec, dixit Anne-Marie Olivier, aura ajouté un gros + à cette partie de la réalité qui colle au fond des rêves les plus fous…

Photo: Lise Breton

LE VRAI MONDE ?

TEXTE : MICHEL TREMBLAY
MISE EN SCÈNE : MARIE-HÉLÈNE GENDREAU
ASSISTANCE À LA MISE EN SCÈNE : EMILE BEAUCHEMIN
SCÉNOGRAPHIE : ARIANE SAUVÉ
LUMIÈRES : KEVEN DUBOIS
COSTUMES : VIRGINIE LECLERC
MUSIQUE : JOSUÉ BEAUCAGE
PHOTOS : STÉPHANE BOURGEOIS



Cousines à gogo
1965
Photo: André Langlois






.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire