samedi 19 décembre 2009

De la chambre de Juliette au Congrès...

Davis-Gréco-Vian
1949

Miles Davis, KIND OF BLUE, 50 ans de vie...déjà. Le Congrès américain l'honore pour sa contribution unique au jazz américain. Comme un drapeau bleu hissé dans le firmament rempli d'étoiles de Miles...Je pense à tous ces grands noms avec qui il a joué sur cet album mythique, il fallait que j'aille feuilleter quelques pages de sa biographie dans l'armoire des livres cachés pour lire quelque chose à propos de Coltrane, Adderley, Evans, Kelly, Cobb ou Chambers, mais je tombe sur l'un de ses épisodes Gréco...L'extrait choisi explique en partie le côté distant, pour ne pas dire sauvage, de cet artiste inévitable, comme le sont Vian, Gréco et Cocteau, et tant d'autres.

***

Cet été-là, Juliette Gréco * est venue à New-York pour discuter avec les producteurs du film inspiré de Le soleil se lève aussi, d'Ernest Hemingway. Ils voulaient qu'elle y participe. Elle était devenue la plus grande star féminine française --- ou presque ---, et avait une suite au Waldorf-Astoria, sur Park Avenue. Elle m'avait contacté. Nous ne nous étions pas vus depuis 1949, et beaucoup de choses s'étaient passées. Nous nous étions écrit une ou deux fois, nous avions échangé des messages par des amis communs, mais c'était tout. J'avais envie de voir mes réactions devant elle, et je suis sûre que c'était réciproque. Je ne savais pas si elle était au courant de la merde dans laquelle je m'étais retrouvé, et je brûlais de savoir si la nouvelle de mes problèmes d'héroïne était arrivée en Europe.


Elle m'avait invité à aller la voir. J'étais un peu méfiant, je m'en souviens, à cause de ce qui m'était arrivé quand j'avais quitté Paris, quand il n'y avait plus qu'elle dans ma tête, mon coeur, mon sang. Elle avait été la première femme que j'aie vraiment aimée, et cette séparation m'avait presque brisé le coeur, m'avait fait tomber dans le gouffre, dans l'héroïne. Au plus profond de mon coeur, je savais que je voulais--- que je devais ---la revoir. Mais au cas où... je me suis fait accompagner par un ami, le batteur Art Taylor. Comme ça je contrôlerais la situation, dans la mesure du possible.



On est arrivés au Waldorf dans ma petite voiture de sport, une MG d'occasion, dont j'ai emballé le moteur en entrant dans le garage. Fallait voir la tête de tous les Blancs: deux nègres bizarres arrivant au Waldorf en MG...On a traversé le hall jusqu'à la réception, tous les yeux rivés sur nous. Ça dérangeait leurs putains de têtes, de voir dans le grand hall deux nègres qui n'étaient pas des employés. J'ai demandé Juliette Gréco. « Juliette qui ? » m'a demandé le type derrière le comptoir. L'enfoiré avait l'air de se dire qu'il rêvait, que ce nègre devait être dingue. J'ai répété son nom et lui ai dit de la prévenir. Il l'a fait et, tout en composant le numéro, il me regardait avec l'air de celui qui n'en croit pas ses yeux. Quand elle lui a dit de nous faire monter, j'ai cru que le connard allait mourir sur place.

On a retraversé le hall, silencieux comme un mausolée, et on a pris l'ascenceur jusqu'à la chambre de Juliette. Elle nous a ouvert, m'a pris dans ses bras et m'a donné un grand baiser. Je l'ai présentée à Art, planté derrière moi avec un air choqué, et j'ai vu la joie s'évanouir de son visage. Un peu comme si elle n'avait pas voulu voir ce nègre à ce moment-là. Elle était vraiment déçue. On est entrés. Un sacré morceau. Elle était plus belle que dans mes souvenirs. Mon coeur battait fort, j'essayais de contrôler mes émotions, et j'ai réagi par la froideur. Je me suis remis à jouer le mac noir. Parce que j'avais peur, parce que j'avais piqué ce comportement pendant ma période junkie.

« Juliette, je lui dis, donne-moi de l'argent, j'en ai besoin tout de suite. »
Elle marche jusqu'à son sac, et en tire du fric qu'elle me donne. Mais elle a un air choqué, l'air de celle qui ne croit pas ce qui lui arrive. Je prends l'argent, et je me mets à tourner autour d'elle, à l'observer froidement --- alors que je n'ai qu'une envie, c'est de la prendre dans mes bras, de lui faire l'amour...Mais j'ai peur de ce que ça pourrait me faire, de ne pas être capable d'assumer mes émotions.
Au bout d'un quart d'heure, je lui dis qu'il faut que je parte, que j'ai quelque chose à faire. Elle me demande si elle me reverra, si je pourrai aller la voir en Espagne pendant le tournage. Je lui dis que je vais y réfléchir, que je la rappellerai. Je ne crois pas qu'elle avait jamais été traitée comme ça. Il y avait tant d'hommes qui la voulaient, la désiraient, qu'elle avait toujours eu ce qu'elle voulait. Au moment où je franchis la porte, elle me demande: » Miles, tu reviens vraiment ?

--- Oh, ta gueule ! Je t'ai dit que je t'appellerais plus tard !» Intérieurement, j'espérais qu'elle trouverait le moyen de me faire rester. Mais je l'avais tellement agressée, lors de ces retrouvailles, qu'elle était trop sous le choc pour ne pas me laisser partir. Puis je l'ai rappelée pour lui dire que j'étais trop occupé pour la suivre en Espagne, mais que je la rencontrerais plus tard, quand je viendrais en France. Elle était tellement choquée qu'elle ne savait que faire. Elle a pourtant accepté de me revoir si j'allais en France. Elle m'a donné son adresse et son numéro de téléphone puis a raccroché. C'est tout.



On a fini par se retrouver et on a été amants pendant de nombreuses années. Je lui ai dit le problème que j'avais eu quand je l'avais rencontrée au Waldorf. Elle a compris et m'a pardonné, mais m'a dit combien elle avait été décontenancée et déçue par la façon dont je l'avais traitée. Dans un de ses films postérieurs --- de Jean Cocteau je crois ---, Juliette place une photo de moi sur une table près de son lit. On la voit dans le film.


C'était l'une des choses qui avaient changé en moi depuis la drogue: je m'étais replié sur moi-même pour me protéger d'un monde que je pensais hostile. Parfois, comme dans le cas de Juliette Gréco, je ne savais pas distinguer ami et ennemi. Parfois aussi, je ne cherchais pas à savoir. J'étais froid avec pratiquement tout le monde. C'était ma façon de me protéger, en ne dévoilant pratiquement rien de mes sentiments ou émotions à qui que ce soit. Il en a été longtemps ainsi.


Miles Davis 1954 (p. 229-230-231-232)

MILES l'autobiographie(avec Quincy Troupe)
Presse de la Renaissance
traduit par Christian Gauffre
* Juliette parle du racisme, de cette renconte au Waldorf-Astoria

(avec deux charmants petits monstres à ses côtés)




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