dimanche 1 novembre 2009

Le Ti-Jean de Lévis

Jack et Burroughs, 1953


Parce que Kérouac est toujours aussi omniprésent pour les uns comme pour les autres, quelques extraits de JACK KÉROUAC, un essai-poulet, de M. Victor-Lévy Beaulieu, publié aux éditions Trois-Pistoles.

*** 

S’il n’est jamais devenu un vrai beatnik, c’est à cause de sa Mère vers qui il revient toujours après ses voyages fabuleux " dans la folle nuit d’Amérique " --- il écrit: " Je rentrais chez moi en octobre. Tout le monde rentre chez soi en octobre "--- [81]

Tous ces paragraphes qu’un romancier met dans un livre pour tuer son temps littéraire, façon de marquer le pas et de préparer la substantifique moelle qui constituera enfin les moments forts du livre --- Le bon écrivain est celui qui est capable des plus audacieux rebondissements et qui, par cela même, ne craint pas de décevoir son lecteur --- Jack pratique cette méthode à l’occasion --- ON NE PISSE PAS AUTANT DE LIVRES SANS SACRIFIER QUELQUE PEU À LA VÉRITÉ DE CE QU’ON DIT. --- [95]

Je suis devenu Bouddha, écrit Jack, ce qui signifie qu’il s’est transformé en Gérard, qu’il vit de tous les morts, celle de son père, celle de ses oncles décédés, ce qu’il appelle la vérité qui se matérialise dans les os des morts, au-delà de l’arbre de Bouddha et de la croix de Jésus. --- Il y a, dans ce genre d’écrits de Jack, une espèce de haute-voltige (Jack voudrait que les mots le libèrent de ce qu’il est, le transmutent par l’intérieur, ce qui est bien une lubie d’écrivain hibernant dans la chaleur de ses illusions). [103]

Kérouac était un écrivain, c’est-à-dire, qu’il écrivait. De tous ceux qui se prétendent écrivains et qui ont leurs noms imprimés il y a très peu d’écrivains et ils n’écrivent pas, et ceci réside dans ce fait, un toréador se bat avec un taureau, un matador à la con fait des véroniques sans taureau. L’écrivain est passé par, il ne peut en être autrement.

( Wiliam Burroughs, à la mort de Jack) [105]

( Ne rature pas, me dit Jack, dans la vie il n’y a pas de rature possible, tout coule et fuit et meurt et renaît --- Simagrées de la danse spectrale) --- Et comment la lumière du matin ne pourrait-elle pas m’induire en tentation d’inspiration ? ……………………………..
…………………… [107]

( Allen Ginsberg: devenir la souffrance et le Mal, hurler les mots de Howl en guise d’exorcisme, s’enfoncer dans les jungles mexicaines ou filer sur les Autoroutes de la Folie ou homosexualiser sa vie au grand dam de Mémère craignant pour son Ti-Jean --- Fonction du visionnaire de la Beat: s’approprier le monde dans l’exigence de la Révolte. Que ton esprit se retourne à l’envers pour mieux t’envoûter --- [109]


Pourtant Jack, après la publication de On the road ( en 1957, je le rappelle) est demeuré bien peinard chez sa Mère, à écrire ses aventures. Il sera étonné de voir jusqu’à quel point on s’est trompé sur lui, ses intentions, ses ambitions et sa personnalité. Et lorsqu’il reprend la route, aux environs de l’année 1960, il est catastrophé par l’ampleur de ce qui s’est passé à cause de lui (si naïf était Jack qu’il n’avait pas songé que le mot est la plus subtile corde à laquelle on peut se pendre). [131]

Car le sexe pour Jack est synonyme de procréation, ce qui est l’envers de l’enseignement fondamental de Bouddha et l’impossibilité de faire arrêter la Roue de la naissance et de la mort, de sorte que " chaque adorable petit bout d’homme sur lequel une mère se penche en fredonnant est une viande pourrie que les vers détruisent à petit feu dans les sépulcres de la terre " . --- Jack ira même plus loin et dira de la naissance: " Quelque chose dont on était fier au temps des seigneurs, mais dont aujourd’hui la pensée nous donne envie de vomir, les portes électroniques qui s’ouvrent toutes seules dans les supermarchés devant les femmes enceintes afin qu’elles puissent acheter la nourriture pour nourrir d’autres morts. Qu’on coupe ce passage, agence U.P.I." --- [155]

(J’aime bien toutefois ce que Jack écrit du cœur qu’il compare à un tube battant, très subtilement vulnérable, avec des brimborions d’artères et de veines, des alvéoles qui se ferment et " finalement quelqu’un le mange avec un couteau et la fourchette de la méchanceté " ) [159]

Quarante ans pour comprendre que la Béatitude ne dure pas et qu’à la fin on ne se retrouve toujours qu’en sa propre compagnie pourrissante --- (Flash de vie, étincelle sans temps et sans espace) Heureusement que Mémère était là et qu’en elle Jack a sublimé toutes les femmes. --- La Mère, seul amour de Jack) [161]

Et le fils et la Mère passaient la saison dure ensemble, bien au chaud dans leur affection, heureux de se retrouver et de s’aimer dans leur pauvreté (quelle fête ce fut à la maison quand Jack, avec son premier chèque de droits d’auteur, acheta à Mémère un frigidaire et une télévision Motorola !) [168]



Pourquoi faire de la peine aux gens qu’on aime, en ne leur donnant à lire que le mauvais sorti de soi, cette tire-écriture dans laquelle le lecteur risque de rester collé, estomaqué par un mot, une phrase, une scène disgracieuse ? Jack était meilleur que tous ses livres et Mémère savait cela. [170]

Vivre la totalité de ses démesures et faire des réussites en tous lieux et en tous temps, tel était Hugo l’olympien de Guernesey --- Mais Jack, rien d’autre qu’un clown, malade d’écœurement --- Bouffon canadien-français et nombriliste, capable de donner la chienne à tout Québécois le lisant --- Homme hypothéqué, dépossédé, petit et dérisoirement sublime, comme seul on sait l’être entre Canadiens français --- pas démesuré était Jack mais plutôt sans mesures parce que se connaissant trop bien et ne croyant pas à la fiction ---- Les livres de Jack sont des manuels ---- (Savoir jusqu’où on peut aller dans le rapetissement de sa lamentation) --- Les livres de Jack
sont ce que le Québécois a fait de plus douloureux contre lui-même --- Peau de chagrin canuck ---- " Laisse-moi être baroque ") [180]

( Et n’oubliez pas ceci: il y a des auteurs qu’on épouse, exactement comme on fait avec les femmes --- Pendant un temps, on vit la même vie, on est comme une sangsue buvant le sang chaud de l’autre --- Et l’autre est aussi une sangsue qui boit également le sang chaud de tes veines ( principe des vases communicants tel qu’imaginé par André breton --- ces millions de mots noirs s’étirant paresseusement sur le papier ou bondissant follement entre les lignes, écriture avalanche, ou écrite plane, ou écriture tout en lacets de montagnes --- " Tout le monde boit dans des verres tulipes " ) [184]



Et je m’obstine, et je piochote, et je sue, et j’ai ma grosse tête des mauvais jours car essai-poulet court toujours et je n’arrive jamais au bout de ma peine: il est trois heures du matin et je n’avance à rien et je suis dans le sublime de mon écoeurement, Melville me tirant par les cheveux, Bibi me chatouillant la plante des pieds, le docteur Ferron m’auscultant le cœur, Trudeau me donnant mal à l’estomac et Jack, silencieux devant moi, buvant bière après bière, hautain et morne comme les canadiens français de sa longue enfance lowellienne --- Et cette pitoyable envie d’écrire de nouveau l'une des premières phrases de ce livre: " Kérouac, mais c'est la cerise sur le sundae franco-américain ", c’est-à-dire la fin de quelque chose, la fin du Québec-de-par-en-Bas --- [187]

Car le vieux mythe de l’Amérique est un serpent bien lové en soi, inexpugnable --- [187]


Victor-Lévy Beaulieu
Montréal - Lorraine
Septembre 1971 --- Juillet 1972

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