dimanche 15 juillet 2018

DANS LA SOLITUDE DES CHAMPS DE COTON : au cœur de la nuit de cette heure dix



Photo: Jean-François Hétu 
Usine C


Un deal est une transaction commerciale portant sur des valeurs prohibées ou strictement contrôlées, et qui se conclut, dans des espaces neutres, indéfinis, et non prévus à cet usage, entre pourvoyeurs et quémandeurs, par entente tacite, signes conventionnels ou conversations à double sens ---dans le but de contourner les risques de trahison et d’escroquerie qu’une telle opération implique---, à n’importe quelle heure du jour et de la nuit, indépendamment des lieux de commerce homologués, mais plutôt aux heures de fermeture de ceux-ci.

Bernard-Marie Koltès
DANS LA SOLITUDE DES CHAMPS DE COTON
Page 7



Ma mère m’a toujours dit qu’il était sot de refuser un parapluie lorsqu’on sait qu’il va pleuvoir.
LE DEALER
p. 49

Le 25 mai dernier, dans la CASERNE d’EX-MACHINA, Hugues Frenette et Sébastien Ricard, deux comédiens issus de la Capitale nationale, moulins à paroles dans l’aube des désirs, réunis par le texte puissant de Bernard-Marie Koltès, auteur français né à Metz en 1948 et malheureusement décédé un peu trop tôt à Paris en 1989.


Il y a maintenant déjà sept ans que LA NUIT JUSTE AVANT LES FORÊTS, autre texte percutant de Koltès, nous était présenté lors du Carrefour International de Théâtre de Québec. L’action se déroulait dans un garage désaffecté, le Garage Bérubé. À relire MISE AUX POINGS, les mots qui me sont venus après  le mirobolant solo de Sébastien Ricard, je jurerais que je parlais d'avance de DANS LA SOLITUDE DES CHAMPS DE COTON


Les tons de gris sur le fond noir de la solitude de la nuit, combinés au regard de feu de l’Acteur, son souffle chaud qui errait sur nos visages de marbre, tout était en place pour désaccorder nos petites têtes de spectateurs plus qu’attentifs...

Photo: L.Langlois


Brigitte Haentjens, du Théâtre des Sybillines, mettait à nouveau en scène l’incomparable Batlam, patriote de l’année 2010. Accompagné cette fois-ci du sublime et si bienveillant Hugues Frenette, ils ont formé ce duo hors-pair qui nous a embarqués dès l'instant où nous avons fauché le sol de la Caserne jonché de poussières de pierre. Leur voix étaient pavées de toutes les bonnes et mauvaises tensions pour faire avancer leur train d’enfer pendant une heure dix (sans entracte), de quoi avoir mal pour eux, jusque dans leurs silences qui en disaient parfois plus longs que les mots de l'Auteur...



Voir de si près le feu danser dans leurs regards ravageurs---Entendre leurs voix tranchantes via celle de l’Auteur---Toucher le noir du ciel du soir jusqu’aux bleus de l’enfer---Sentir débattre le désir essentiel au cœur de la souffrance---Goûter au parfum subtil de la grâce que dégagent l'aura des Acteurs---Voir de si près la sueur perler sur leurs corps en transes---

elquidam

Raton de nuit, animal traqué des villes
Photo: L.Langlois

Je laisserai ICI parler les mots de Koltès, pour y retrouver de cette essence charnelle, celle qui brûle les corps inépuisables des hommes qui jouent la nuit en même temps qu’elle façonne la maîtrise et la qualité de leur langue. Il n’y aura ni plus ni moins pour exprimer toute l’allégresse que le public esclave et introverti de la Caserne a ressenti ce jour-là. Merci de tout  cœur…Mais avant, faut écouter KEVIN ET GAETAN, qui eux aussi en ont long à raconter...

Ce que je vais raconter 
ça peut se passer dans toutes les quartiers
Drette icitte en bas du pont Jacques-Cartier
N’importe où où c’est gris, ou ça pue la pluie
Où ça suinte la suie


LE DEALER
Et je vois votre désir comme on voit une lumière qui s’allume, à une fenêtre tout en haut d’un immeuble, dans le crépuscule.
Comme un cadeau que l’on reçoit emballé et dont on prend son temps à tirer la ficelle.
Comme une petite vierge élevée pour être putain.
Esclaves des mêmes froids et des mêmes chaleurs.
Sur le mince et plat fil de notre latitude.

LE CLIENT
Plus on habite haut, plus l’espace est sain, mais plus la chute est dure.
Au milieu d’un tas de souvenirs pourrissants.
Le hasard des ascenseurs.

LE DEALER
L’humidité de l’heure.

LE CLIENT
La boue au fond d’un verre d’eau.

LE DEALER
Une petite peur aigue.
La botte et le papier gras.

LE CLIENT
Par la conjonction accidentelle de nos regards.

LE DEALER
L’étrangeté de la souffrance.
Que des larmes de honte dans la terre d’un champ.

Photo: L.Langlois
DANS LA SOLITUDE 
DES CHAMPS DE COTON
Page 31

LE CLIENT
Comme du sang sur une terre étrangère.

LE DEALER
Une douce hésitation des choses.
Le moment où l’enfant aperçoit les barreaux de sa propre prison.
Par la main de la providence.
La loi de la chute des corps.

LE CLIENT
Il est inquiétant d’être caressé quand on devrait être battu.

LE DEALER
Des preuves de solvabilité.
La conformité de la signature.

LE CLIENT
Mesurant tranquillement la mollesse du rythme de mon sang dans mes veines.

LE DEALER
Le soir est le moment de l’oubli, de la confusion, du désir tant chauffé qu’il devient vapeur.
Un désir se vole mais il ne s’invente pas.

LE CLIENT
Les souvenirs me dégoûtent et les absents aussi.

LE DEALER
Avec la violence de l’ennemi ou la douceur de la fraternité.
La toute dernière nudité.
Sous l’abri de la familiarité.
L’immobilité, l’infinie patience et l’injustice aveugle de l’ami.

LE CLIENT
La violence de la camaraderie.
Deux zéros bien ronds…de simples, solitaires et orgueilleux zéros.

Photo: Pedro Ruiz Le Devoir

LE DEALER
Au milieu de l’hostilité des hommes et des animaux en colère.

LE CLIENT
Le prix des choses.

LE DEALER
L’espoir de vendre.

LE CLIENT
S’il est dur de haïr seul, à plusieurs cela devient un plaisir.
Je vous ferai entendre toutes les manières qu’il y a d’appeler au secours, car je les connais toutes.

LE DEALER
Le déshonneur de la fuite.

LE CLIENT
Peut-être vaudrait-il mieux, finalement, nous chercher les poux plutôt que de nous mordre.
Car la solitude nous fatigue.

LE DEALER
Il y a cette veste que vous n’avez pas prise quand je vous l’ai tendue.

LE CLIENT
Un habit qui n’est qu’un habit.

LE DEALER
S’il est normal  de cracher sur la naissance d’un homme, il est dangereux de cracher sur sa rébellion.


LE CLIENT
L’inquiétude persistante du débiteur qui a déjà remboursé.

LE DEALER
À cette heure de la nuit.

LE CLIENT
Méfiez-vous du client : il a l’air de chercher une chose alors qu’il en veut une autre, dont le vendeur ne se doute pas, et qu’il obtiendra finalement.

LE DEALER
Dans votre sommeil, dans votre inconscience, au-delà.

LE CLIENT
Je ne crains pas de me battre, mais je redoute les règles que je ne connais pas.

Photo: Angelo Barsetti

LE DEALER
Il n’y a pas de règles ; il n’y a que des moyens; il n’y a que des armes.

LE CLIENT
Comme deux indiens, au coin du feu, qui échangent leur sang au milieu des animaux sauvages.
Sur le trajet hasardeux d’une lumière à une autre lumière.

LE DEALER
Dans le vacarme de la nuit.

LE CLIENT
Dans l’obscurité si profonde qu’elle demande trop de temps pour qu’on s’y habitue.

LE DEALER
Rien.

LE CLIENT
ALORS, QUELLE ARME ?


Dans la Caserne

DANS LA SOLITUDE DES CHAMPS DE COTON
  
Texte Bernard-Marie Koltès
Mise en scène Brigitte Haentjens
Assistance mise en scène et régie Jean Gaudreau
Dramaturgie Mélanie Dumont
Scénographie Anick La Bissonnière
Musique Bernard Falaise
Lumières Alexandre Pilon-Guay
Costumes Julie Charland assistée de Yso
Maquillage et coiffures Angelo Barsetti
Sonorisation Frédéric Auger
Collaboration au mouvement Mélanie Demers et Anne-Marie Jourdenais
Équipe de tournée Christian Gagnon et Éric Le Brec’h
Direction technique Jérémi Guilbault Asselin
Direction de production Sébastien Béland
Direction administrative Xavier Inchauspé
Production SIBYLLINES, en coproduction avec le Théâtre français du CNA.

Photo: André Pichette La Presse
CRITIQUES






Érables rouges de Limoilou
Photo: L.Langlois
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