mercredi 27 janvier 2010

Le Devoir


Haïti, janvier 2010

L'être humain est la proie de trois maladies chroniques et inguérissables : le besoin de nourriture, le besoin de sommeil et le besoin d'égards.

Henry de Montherlant
Extrait de Carnets


Photo: Hélène Maïa

Hier soir, à Montréal, au Dépanneur Café, des poètes disaient pour Haïti, en la mémoire de l'un des leurs, et parmi eux le Québécois, Jacques Desmarais et l'Haïtien, Anthony Phelps, que j'ai "découvert" le week-end dernier en prenant connaissance de son texte chavirant dans le Devoir, comme quoi on ne peut pas connaître tout le monde à temps, malheureusement. L'Auteur étant toujours vivant et parce qu'il avait eu l'amabilité de publier son adresse courriel, je lui ai envoyé un petit mot ce matin pour le remercier de ses mots touchants ainsi que pour lui demander la permission d'en recopier quelques lignes ici, aux Envapements. À cause de l'empressement qu'il a mis à me répondre, voici donc les extraits extirpés de ce beau décombre de mots tout chauds...chaud comme le rouge sang de la robe de cette Haïtienne là-haut qui tient son enfant tout contre elle, chaud comme celui tout neuf qui a coloré la vie de Mélissa et de Simon ce matin à 5:08 quand leur petite Whilelmina Anne a respiré notre monde de l'extérieur pour la première fois.

***

Nous n'irons plus jouer à la marelle et lancer nos pions par-dessus le ciel de terre. Nous n'irons pas pêcher la lune au Quai Christophe Colomb....

Nous n'irons pas poser nos nasses dans le lit de la voie lactée pour piéger les étoiles doubles. Nous n'irons pas, le temps n'est plus au jeu nous avons dépassé le chant des marionnettes. Nous avons dépassé le chant de l'enfant-do. Et l'enfant ne dormira pas. Il fait un temps de veille. Mon Pays a un caillot de sang dans la gorge.

L'église de mon enfance a été détruite, le Sacré-Coeur. Mon collège a disparu, l'Institution Saint-Louis de Gonzague. Les lycées, universités et autres écoles n'existent plus. Tant de voix se sont tues à jamais ! Tant de victimes d'une aveugle colère de cette terre qui nous a portés !

Entre la liane des racines tout un peuple affligé de silence se déplace dans l'argileux mutisme des abîmes et s'inscrivant dans les rétines le mouvement ouateux a remplacé le verbe. La vie partout est veilleuse.

En nous nos veines au sang tourné sur nous, le cataplasme de la peur et sa tiédeur gluante et notre peau fanée, doublée de crainte, comme un habit trop ample baille sur des vestiges d'hommes. La vie partout est en veilleuse. Ô mon Pays si triste est la saison qu'il est venu le temps de se parler par signe.

Nous n'avons plus de bouche pour parler nous portons les malheurs du monde et les oiseaux ont fui notre odeur de cadavre. Le jour n'a plus sa transparence et ressemble à la nuit. Ô mon Pays si triste est la saison qu'il est venu le temps de se parler par signe...

Étranger qui marches dans ma ville, souviens-toi que la terre que tu foules est terre du Poète et la plus noble et la plus belle, puisqu'avant tout c'est ma terre natale...

Yankee de mon coeur qui entres chez moi en pays conquis, Yankee de mon coeur qui viens dans ma caille parler en anglais, qui changes le nom de mes vieilles rues, Yankee de mon coeur, j'attends dans ma nuit que le vent change d'aire...

Après les pleurs et les douleurs, on entendra monter le chant qui séchera toutes les larmes, ô mon beau Pays sans écho. On entendra monter le chant des enfants qui auront seize ans, à la prochaine pleine lune.

Même si je dors sous la terre, leur chanson saura me rejoindre et je dirai dans un poème que j'écrirai avec mes os. Mon beau pays ? Pas mort ! Pas mort !

Anthony Phelps
Mon pays a un caillot de sang dans la gorge (extraits)
Le Devoir, 23 janvier 2010


Une page intéressante concernant M. Phelps et son oeuvre


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